NAJI HAKIM
NAJI HAKIM

Entretien avec Naji Hakim à propos de son œuvre d'orgue par François SABATIER

 

in : L'Orgue Bulletin des Amis de l'Orgue, Aspects de la Musique d'orgue contemporaine en France, Chroniques, 2002 - III, N° 259 

 

L'Orgue: - Ma première question cherchera à mettre d'emblée votre musique sous son aspect le plus constant, semble-t-il, qui constitue a priori le ressort même de l'inspiration. Je veux parler de son attachement au religieux et à sa dimension sacrée. Lorsque l'on examine vos œuvres, on constate, en effet, qu'elles sont toujours sous-tendues par un message théologique ou spirituel et on a l'impression qu'il s'agit souvent de poèmes symphoniques...

Naji Hakim: - Pas toujours, mais ce qui est certain, c'est que l'ensemble de mon œuvre se fonde sur une foi vécue et qui se ressource périodiquement, pour ne pas dire quotidiennement, dans les écritures. Même dans des pages apparemment profanes, des œuvres instrumentales pour violon ou pour orchestre, il y a toujours une joie liée à ma foi. J'ai écrit récemment un Concerto pour violon et orchestre à cordes qui sera créé par mon élève et dédicataire, Marion Delorme, au Festival de Gmunden (Autriche), le 7 août prochain. Bien que l'œuvre ne cite pas des thèmes pieux, si j'avais à donner des titres pour chaque mouvement, le premier serait "Joie rayonnante", le deuxième "Béatitude" et le troisième "Feu flamboyant". Peut-être est-ce parce que mon nom de baptême est Paul, que je suis si attaché à une foi vaillante, battante et très engagée.

L'Orgue: - Quelle est la première œuvre que vous avez écrite pour orgue ?

Naji Hakim: - La première s'appelle Cosmogonie. Elle date de 1983 et je l'ai créée au Royal Festival Hall de Londres cette même année. Mais je la rejette pour les raisons que je vais vous indiquer. Elle résulte, en effet, d'une improvisation que j'ai donnée au concours de Haarlem. J'étais fier et heureux d'avoir eu le prix et je me suis dit qu'il serait bon que je la transcrive. J'ai donc passé beaucoup de temps à faire ce travail qui, petit à petit s'est écarté de l'improvisation pour devenir une pièce hybride qui n'était ni tout à fait une improvisation, ni tout à fait une composition. J'ai alors réalisé que la définition de l'improvisation et celle de la composition ne sont pas tout à fait identiques et que cette pièce n'était pas suffisamment déclarée dans un sens ou l'autre. C'est pourquoi elle n'est pas publiée.

L'Orgue: - Cette question de l'improvisation et de la composition est absolument passionnante et je suis certain que vous avez beaucoup à dire à ce propos, notamment à l'égard des différents types d'improvisateurs que nous avons connus ou dont nous possédons des témoignages. Je pense en particulier à Tournemire dont les magnifiques improvisations viennent d'être rééditées en CD. Je suis personnellement très frappé par la logique, le naturel, la rapidité de pensée et la spontanéité de ces moments dans lesquels il n'y a pas l'ombre d'une incertitude ou d'une hésitation ...

Naji Hakim: - Je crois que lorsqu'on est compositeur, on n'improvise pas comme les autres, ceux qui n'écrivent jamais. Il y a beaucoup d'artistes qui ont le don d'improviser mais qui se rattachent surtout à des modèles, je ne veux pas dire des ficelles. Pour les compositeurs l'attitude n'est pas la même. Sous l'angle de l'esprit, on aborde la matière sonore selon une autre conception. À chaque fois c'est une nouvelle expérience.

L'Orgue: - Si l'on regarde le catalogue de vos productions pour orgue, on découvre ensuite une Symphonie en Trois Mouvements que vous avez jouée à la Madeleine en décembre 1984 et qui est publiée par Combre. Il s'agit donc de votre première composition reconnue...

Naji Hakim: - J'ai toujours éprouvé, depuis l'enfance, l'envie de composer. J'ai fait des petites choses à 16 ou 17 ans et même avant, mais quand je suis entré au Conservatoire de Paris j'ai immédiatement compris que j'avais intégré une maison où on n'avait pas le temps de se livrer à ce genre d'activités. Tout le temps était intégralement consacré au travail d'école et à la technique. Les classes d'écriture, au lieu d'être un encouragement à la composition, incitaient plutôt à faire des génuflexions devant les grands maîtres du monde, que ce soit Bach, Ravel, Debussy, dont il fallait s'inspirer dans les travaux écrits. À côté de cela, je me souviens qu'un jour, Jean Langlais, qui fut pour moi comme un second père, m'avait incité à faire la classe d'orchestration afin de pouvoir orchestrer mes propres œuvres et j'avais trouvé cela très encourageant. J'aime beaucoup la réflexion de Rimski-Korsakov quand il dit dans son traité: " si l'harmonie est bonne, l'orchestre sonnera bien quoique l'on fasse". Pour revenir à la Symphonie en trois Mouvements, elle s'inscrit donc, après ces études indispensables pour qui veut posséder un bagage technique suffisant, comme la première œuvre à part entière. Je l'ai écrite pour le Concours de Composition des Amis de l'Orgue et j'avais demandé conseil à Jean Langlais, lequel m'avait proposé de citer un thème grégorien. Avec le recul je réalise que cette suggestion, c'était comme un bijou qu'il me mettait entre les mains. Il m'avait appris à harmoniser le chant grégorien et à goûter la beauté de sa ligne mélodique et cela m'a été d'un grand profit.

L'Orgue: - Avec une œuvre qui, à la simple lecture du titre, pourrait relever de la musique pure, on a donc déjà une pièce de conception sacrée ?

Naji Hakim - Tout à fait, et on peut même dire qu'il s'agit d'une symphonie à programme religieux avec des citations bibliques. Dès le premier mouvement, on lit: " je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu'ils l'aient en abondance ". Et pour illustrer cette phrase, j'ai utilisé la série de Fibonacci pour augmenter le nombre de notes vers l'infini. Je suis très soucieux du rythme. Et dans le troisième mouvement, mon attachement à une rythmique vivace, irrégulière et dans la veine de Stravinsky trouve de quoi s'exercer.

L'Orgue: - Ensuite, également non publiée, vous avez composé une Petite Suite en 1984. Pouvez-vous nous indiquer de quoi il s'agit ?

Naji Hakim: - J'avais fait cela pour un concours organisé à Saint-Rémy de Provence. On devait composer quelque chose pour un orgue au tempérament inégal, à l'ancienne. Je l'ai enregistrée à Houdan et c'est une pièce assez sympathique avec des Diferencias, un Tiento de falsas conçu pour le tempérament et une Batalla comme troisième mouvement, donc une chose de caractère plutôt ibérique que j'ai dédiée à ma femme, Marie-Bernadette Dufourcet, qui est d'origine espagnole. C'est un peu anecdotique comme esprit, mais j'ai joué cette suite en concert et je la ferai éditer lorsque j'aurai un peu de temps.

L'Orgue: - Cela nous amène à parler un peu de l'instrument et de ses rapports avec la musique. Je ne connais évidemment pas tout ce qui paraît dans le domaine contemporain, mais à travers les partitions que je reçois, on distinguerait à la fois des gens qui pensent que l'on peut écrire pour toutes sortes d'esthétiques sonores pourvu que les formes et couleurs conviennent à chaque type représenté et ceux qui veulent écrire pour un orgue moderne, évolutif. Comment vous situez-vous dans ce contexte et quel est votre point de vue sur la question ?

Naji Hakim: - La seule chose qui, pour moi, appelle une réserve, c'est le tempérament. À partir du moment où il est inégal, j'éprouve une réelle gêne et j'ai l'impression d'être dans des habits qui ne me conviennent pas. Mais selon le point de vue du toucher ou de la sonorité, que ce soit un orgue d'esthétique française, baroque ou Cavaillé-Coll, ça m'est absolument égal et j'ai plaisir à jouer les instruments qui ont une âme.

L'Orgue: - Donc vos compositions peuvent s'adapter correctement à différents types d'instruments

Naji Hakim: - Comme la musique est conçue, d'une certaine manière, dans l'absolu, c'est-à-dire indépendamment de l'instrument, elle peut, moyennant quelques changements de registration, s'adapter à différentes palettes.

L'Orgue: - Ce que vous dites est intéressant. L'œuvre n'est donc pas toujours définie pour un timbre précis ?

Naji Hakim: - Même si l'on regrette tel ou tel instrument ou tel jeu qui met bien en valeur une phrase, la musique doit se défendre par elle-même. J'ai longtemps tenu l'orgue du Sacré-Cœur à Paris, que j'aime beaucoup et dont je conserve les sonorités en mémoire. Elles me font rêver, mais l'on peut imaginer aussi tout autre chose.

L'Orgue: - En 1986, vous avez composé une œuvre créée aux États-Unis, dont le titre, The Embrace of Fire, mérite quelques explications.

Naji Hakim: - Cela se traduit par " l'étreinte de feu ", le titre original est d'ailleurs en français. Il est emprunté au Père Daniel Ange, auteur d'une série de méditations publiées chez Desclée De Brouwer, qui m'ont inspiré, et j'ai composé cela peu de temps après avoir été nommé à la Basilique du Sacré-Cœur. Le programme en est fortement spirituel, avec des thèmes grégoriens, et mérite un orgue symphonique de grande taille avec une belle acoustique. Les trois chamades du Sacré-Cœur sont mises à l'honneur.

L'Orgue: - Je vois que la Fantaisie sur Adeste fideles que vous avez composée cette même année est de nature assez semblable et semble également inspirée par la basilique parisienne ...

Naji Hakim: - J'avais invité un artiste à venir se produire en concert et il ne me répondait pas. J'ai donc décidé de donner le concert moi-même, avec mon épouse, et d'utiliser les deux orgues. Cette idée a été un coup de fouet pour mon inspiration et j'ai écrit une série de variations avec un côté ludique. Cela joue sur des effets d'écho et de dialogue. Pour des raisons pratiques, les deux instruments étant éloignés et d'une synchronisation périlleuse, il n'y a pas de superposition et l'on peut jouer cela sur un seul instrument avec un second plan.

L'Orgue: - Et le langage de cette œuvre, comment le situez-vous ?

Naji Hakim: - De toute façon, comme dans l'ensemble de mon œuvre qui utilise des thèmes d'essence populaire, grégorien compris, il y a une tonalité franche, élargie par les modes diatoniques ou orientaux, mais c'est tonal et je ne m'en cache pas. Je crois à la tonalité comme je crois en Dieu - toute proportion gardée bien sûr. C'est une chose naturelle et l'atonalité dans son attitude de rejet nihiliste m'est tout à fait étrangère.

L'Orgue: - Je crois que Messiaen prétendait que le dodécaphonisme n'est pas apte à évoquer autre chose que l'angoisse et la culpabilité irraisonnée... Ce qui n'est pas faux lorsque l'on voit tout ce qui a été produit dans le domaine atonal ou sériel, Erwartung de Schoenberg, Wozzeck et Lulu de Berg. C'est magnifique et j'aime beaucoup mais on ne sort pas de là indemne ... Comment évoquer des sentiments joyeux ou sereins avec ce langage ?

Naji Hakim: - C'est pour cela que c'est opposé au sourire que m'inspire l'existence. J'ai été attiré par ces musiques quand j'avais 20 ans. Je lisais Leibowitz, le pape du dodécaphonisme, et j'ai pensé un certain temps qu'il avait raison avant de m'en éloigner radicalement.

L'Orgue: - Le style de Stravinsky doit vous convenir davantage puisque cette même année 1986, par une œuvre créée par vos soins au Royal Festival Hall de Londres, vous lui avez rendu hommage.

Naji Hakim : - Pendant que je composais cette pièce - Hommage à Igor Stravinski -, je pensais à l'orgue du Festival Hall sans savoir que j'y donnerais la première audition. J'aimais la dimension concertante de cette instrument dont les claviers sont très spatialisés et l'acoustique du lieu permet une juste appréciation du rythme. Et puis je reçois un coup de téléphone de Nicholas Danby qui m'invite à donner un concert. J'ai donc tiré parti des possibilités d'oppositions et de la bonne lisibilité de l'orgue et de la salle, mais j'ai également enregistré l'œuvre - pour la marque Priory - sur le Cavaillé-Coll du Sacré-Cœur, dans des conditions donc très différentes.

L'Orgue: - Le rythme y est, en effet, très raffiné.

Naji Hakim: - Je ne sais pas s'il est raffiné mais il est en tout cas très sauvage.

L'Orgue: - Je veux dire par là qu'à l'image du Sacre du Printemps où un primitivisme barbare s'oppose à des recherches polyrythmiques très subtiles, on trouve à la fois des enchaînements primaires et des rythmes irréguliers d'une plus évidente recherche.

Naji Hakim: - Ces rythmes irréguliers sont pour moi très naturels. Ils n'ont d'irrégulier que le nom à mon point de vue. Si l'on prend certaines musiques de l'Europe de l'Est ou du Moyen-Orient, on voit que les danseurs n'ont à faire que des pas inégaux, l'un plus long que l'autre, et c'est ça qui inspire ces mesures irrégulières ...

L'Orgue: - Comme Stravinsky dans le Sacre, vous aimez aussi les échelles orientales...

Naji Hakim: - J'ai vécu au Liban jusqu'à mon arrivée en France à l'âge de 20 ans et lorsque je suis entré au Conservatoire je me suis rendu compte que ce qui comptait alors c'était Jean-Sébastien Bach, la culture occidentale, et pendant dix ans, comme dans une quarantaine, j'étais loin de cette culture méditerranéenne. Et puis, petit à petit, en composant, ces choses enfouies dans mon subconscient ont resurgi. C'est avec beaucoup de joie que j'utilise des échelles orientales et des modes orientaux, des échelles à double seconde augmentée par exemple. La seconde augmentée est une chose qui me vient naturellement. Et le mode II de Messiaen est un cas particulier. J'ai également composé une messe pour chœur a cappella sur des modes heptatoniques hindous.

L'Orgue: - Et harmoniquement, comment envisagez-vous l'accompagnement de ces mélodies ?

Naji Hakim: - J'utilise les notes du mode, mais dans une conception toujours tonale. Il y a toujours une polarité. Dans le Credo de cette même messe, lorsqu'il est question du péché, j'ai utilisé le mode II de Messiaen, un peu d'une façon ironique, pour dire " tout dépend de la manière dont on l'utilise ".

L'Orgue: - Et le grégorien, comment le mettez-vous harmoniquement en valeur ?

Naji Hakim : - Tout repose sur une base tonale avec notes ajoutées ou superpositions d'accords. L'essentiel est que la mélodie chante de la manière la plus simple. Plus je vieillis d'ailleurs, plus je me dirige vers une plus grande simplicité. Lorsque l'on veut que les gens comprennent, il faut leur parler clairement, avec naturel. Pourquoi chercher à complexifier les choses, trouver des systèmes, et s'éloigner du public ?

L'Orgue: - Je crois que ce qui s'est passé après la Première Guerre mondiale est assez significatif. Durant la période 1900-1914, on assiste à la naissance de courants d'une vie surabondante et d'une étonnante imagination puis, après 1918, il me semble que l'on entre davantage dans un systématisme plus mécanique, notamment avec Schoenberg, mais aussi d'autres domaines de la création comme la peinture de Kandinsky. On fait appel à la science, on expérimente comme Varèse, on semble aller vers des conceptions presque déshumanisées.

Naji Hakim: - Je pense qu'à partir de Schoenberg, la musique a attrapé une maladie et ce qui a accentué cette tendance c'est le mouvement systématique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale parce que les compositeurs se sont alors réfugiés dans le sérialisme.

L'Orgue: - On peut se poser, d'un autre côté, la question : que peut-on faire après le dodécaphonisme ou le cluster, le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch ou la poésie onomatopéique des dadaïstes ?

Naji Hakim: - Je pense qu'en l'occurrence il s'agit d'attitudes de démission, de rejet de la nature. Mais chassez le naturel, il revient au galop.

L'Orgue: - Et c'est ce qui se passe à travers une certaine évolution de notre époque. On revient, semble-t-il, vers des conceptions plus "humanistes" que dans les années 1960-1970, notamment à travers la musique d'orgue.

Naji Hakim: - Il faut prendre conscience que l'acte artistique doit être le fait de l'individu, et même s'il y a des influences, il n'est pas question de suivre un courant dans lequel l'individualité va s'effacer devant des mots d'ordre. Je crois qu'il n'y a pas d'art sans manifestation de la personne et cela doit être démocratique.

L'Orgue: - Je note d'ailleurs, puisque l'enseignement pluridisciplinaire que je dispense au C.N.S.M. de Lyon m'oblige à observer également l'évolution des arts plastiques, qu'il existe une tendance comparable en peinture et que certains artistes reviennent à une pratique qui, sans renoncer à l'abstraction et à un langage contemporain, se montre volontiers sensible à la séduction de la ligne ou de la couleur. Le public y est sensible.

Naji Hakim : - Vous touchez-là un point important, celui des relations entre le musicien et son auditoire. Pour ma part, je suis amoureux de mon public. J'écris pour mon public et je ne m'en cache pas. Je vais vous rapporter une anecdote à ce sujet. C'était au Conservatoire de Paris, un concert en hommage à Xenakis pour lequel une de ses œuvres était programmée. Il y avait des hauts parleurs partout et le niveau en décibels était terrifiant. Je me suis adressé au compositeur lui-même et lui ai dit: "Excusez-moi, mais n'y aurait-il pas moyen de baisser le niveau parce que c'est vraiment très fort ". Il me répond: " Mais moi j'aime comme ça". J'ajoute alors: "Ça ne vous dérange pas que ce soit pénible pour le public ?". Et il me dit : "Non, ça m'est absolument égal. Moi je n'écris pas pour le public". Si la musique n'est pas une communication avec les hommes, où va-t-on ?

L'Orgue: - Il faut dire aussi qu'à notre époque - c'est un autre problème -, les mélomanes se trouvent devant un choix considérable de musiques, de styles, de compositions admirables de toutes les époques, y compris, bien entendu de notre siècle ...

Naji Hakim: - Moi, à partir du moment où j'écoute une seule œuvre qui me plaît, ça me suffit. Si on tombe amoureux d'un tableau on peut s'en contenter pour une vie. Contrairement au public des musées ou expositions qui veulent tout voir, j'aime m'arrêter devant un seul tableau. je le regarde et je suis satisfait.

L'Orgue: - Mais revenons à vos œuvres. En 1987, vous avez écrit en collaboration avec Jean Langlais, quinze courtes pièces liturgiques sous le titre d'Expressions.

Naji Hakim : - Oui, Jean Langlais avait trente pièces à composer pour Fitzsimons aux États-Unis et il m'a dit: " Vous savez, je suis fatigué. C'est trop pour moi. Je veux vous en céder la moitié si vous acceptez ". Et c'est ce qui c'est passé. C'était gentil à lui de me faire confiance. Vous savez cela me rappelle un peu ces courses olympiques de relais où l'on se passe le témoin. C'était exactement cela. Il me téléphonait tous les deux jours pour me demander où j'en étais. C'était le maître qui se met sur le plan de l'élève et je trouvais cela très beau. Je crois que c'est une des plus belles leçons que j'ai eu de lui et j'essaye à mon tour d'agir de la même façon avec mes élèves.

L'Orgue: - Ensuite je relève dans votre catalogue, une pièce intitulée Memor, en 1989. Pouvez-vous nous éclairer à son propos ?

Naji Hakim: - Cette œuvre a été inspirée par la mort de Louis Brunet, père de mon ami Frédéric, et cela m'a donné l'occasion de méditer sur la mort et la résurrection. Il s'agit là d'un poème symphonique à programme qui part de la vie terrestre avec ses joies et ses danses, partie ponctuée par une marche funèbre très foudroyante, puis est interrompu très brutalement par un très doux Lumen Christi, avant d'ouvrir les portes à la vie éternelle sur un Alleluia grégorien.

L'Orgue: - Je vois que cela a été donné à la chapelle du Kings' College de Cambridge.

Naji Hakim: - Oui, sur un très grand orgue de jubé dans un très beau buffet.

L'Orgue: - Si j'ai bon souvenir c'est un instrument d'une disposition particulière, avec double façade. Peut-on tirer parti de cela ? Et que pensez vous de l'esthétique des orgues britanniques ?

Naji Hakim: - Vous savez, pour nous comme pour les Anglais, rien ne remplace la sonorité des Cavaillé-Coll. Mais c'est toute de même grandiose. Les anches n'ont pas la même vocation, ni la même couleur que les nôtres. Je vais dire un mot méchant, elles sont plus klaxonnantes qu'ici. Mais tout se mélange bien et les grands plans sont magnifiques.

L'Orgue: - Comme la précédente, l'œuvre appelée Rubaiyat a été éditée par UMP de Londres. J'imagine qu'elle nous rapproche davantage de votre univers natal ...

Naji Hakim: - C'est la seule de mes partitions qui est articulée selon quatre mouvements parce qu'elle est bâtie sur un motif de quatre notes et chaque mouvement illustre un poème d'Omar Khayyâm, auteur de quatrains philosophiques. Rubaiyat désigne, par ailleurs, un poème en quatre vers. Je vais vous montrer le manuscrit.

L'Orgue: - C'est un travail magnifique. Chacune des pièces est écrite avec une encre de couleur différente, la première en vert, la seconde en brun, la troisième en bleu et la dernière en rouge.

Naji Hakim: - Le choix des couleurs est en relation avec le texte. Le vert est celle de la nature, le brun est la terre, le bleu est la folie - le texte parle d'un " fou que le joueur fait manœuvrer sur l'échiquier " -, le rouge est la couleur royale.

L'Orgue: - Face à cette très belle graphie j'ai envie de vous poser cette question à laquelle on songe toujours lorsque l'on aborde la composition. Comment écrivez-vous ? Avez-vous des habitudes ? Faites-vous de nombreux brouillons ou travaux préparatoires ? Improvisez-vous avant de vous lancer ?

Naji Hakim: - Chaque œuvre a une genèse différente. Que ce soit pour orgue, violon ou orchestre, la gestation se fait sur des bases imprévisibles, mais il y a toujours un sentiment de mort lorsque c'est terminé. On est heureux lorsque le brouillon est achevé, une grande joie lorsque l'on passe à l'encre, mais on sent ensuite comme un vide. Cela doit ressembler au sentiment que peut éprouver une mère lorsque l'enfant vient au monde. Après, il y a une certaine tristesse. Lorsque j'ai écrit une œuvre, j'ai semblablement le sentiment qu'elle ne m'appartient plus.

L'Orgue: - C'est encre pire pour le peintre, dont le tableau, pièce unique, passe entre les mains de l'acheteur ...

Naji Hakim: C'est certain. Cependant, ma foi chrétienne m'assure que nos œuvres sont appelées à mourir. Mais ce qui va rester, c'est l'esprit de celui qui les a habitées et qui les habite et c'est un réconfort. C'est aussi un moteur pour la composition.

L'Orgue: - Tous vos manuscrits sont-ils aussi soignés ?

Naji Hakim: - J'ai aussi un autre manuscrit de cette même pièce sur papier calque. Mon professeur d'orchestration, Serge Nigg, m'avait appris à utiliser ce type de support, très utile pour les corrections. À partir de cette date, c'est-à-dire 1990, toutes mes œuvres sont recopiées sur ce type de papier.

L'Orgue: - Et l'ordinateur ?

Naji Hakim : - Après avoir vu ce manuscrit, pensez-vous que je puisse m'y consacrer ?

L'Orgue: - Vous pourriez faire le brouillon avec la machine ...

Naji Hakim: - Non, parce qu'il y a l'amour du crayon, de la gomme, l'envie de voir les doigts et les ongles sales. Mon Guide Pratique d'Improvisation je l'ai fait sur ordinateur, mais mes œuvres non. Je ne pourrais pas. Je vais vous montrer le manuscrit de mon deuxième concerto pour orgue (Seattle Concerto). J'ai mis un an pour l'écrire et l'éditeur, à son tour, a mis un an pour le transcrire. Or il disposait de moyens informatiques modernes ...

L'Orgue: - Ce concerto qui demande un orchestre important avec des bois par trois, un groupe considérable de cuivres, un piano, deux harpes et six percussionnistes, m'amène à vous poser une autre question : quand vous travaillez, tout vous vient-il ensemble, les couleurs et la musique ou est-ce d'abord en " noir et blanc " avant le travail d'orchestration ?

Naji Hakim: - C'est toujours une histoire d'amour... Quand on m'a commandé l'œuvre on m'a dit: " Voilà, nous avons une salle de trois mille places, un nouvel orgue très puissant qui risque de couvrir l'orchestre et vous pouvez disposer de tout ce que vous voulez, autant de cuivres de percussions et de cordes que vous le souhaitez ". J'étais un peu intimidé devant la gageure. J'ai répondu: " Êtes-vous bien sûrs ? Ne désirez-vous pas un concerto pour orgue et cordes ? ". Non, il fallait tout pour l'an 2000. J'ai donc commencé à composer en rêvant. I'idée musicale, la ligne mélodique, les harmonies venaient et l'idée principale consistait à opposer massivement l'orchestre et l'orgue. Après il y a l'opération d'orchestration qui consiste à se dire: " Suis-je les trombones ? Qu'aurais-je envie de faire à tel moment ? Suis-je les harpes ? Qu'aurais-je envie de faire à tel autre moment ? ". Et je raisonne comme cela pour l'ensemble de la partition. J'arrive aux répétitions et l'on me saute alors dans les bras. Tout le monde est ravi et c'est une partie de plaisir.

L'Orgue: - Précisons qu'avant de composer ce Seattle Concerto, vous aviez déjà écrit un Concerto pour orgue et cordes publié lui aussi en Angleterre chez UMP, un de vos fidèles éditeurs puisqu'il a fait paraître, en 1991, une page assez originale dans sa conception, les Variations sur deux thèmes. Il semble que, dans ce cas, le point de départ soit une forme plus qu'une conception théologique ou autre ...

Naji Hakim: - Le premier concerto se limite, en effet, aux cordes et se destine à un orgue à deux claviers. On peut le jouer aussi bien pour quintette à cordes et piano que pour orgue et orchestre. Le rythme est délicat à mettre en place, mais l'exécution ne pose pas de gros problèmes. Pour les variations, il faut préciser que c'est un ami, le Dr Douglas Reed, qui m'a demandé d'écrire cela pour un orgue à deux claviers d'esthétique baroque. Il pensait à une partita et je me suis dit qu'après Buxtehude et Bach c'était assez difficile d'imaginer quelque chose de vraiment nouveau, mais pourquoi pas ? Alors il m'a proposé deux thèmes et je devais choisir celui qui conviendrait le mieux. Pour finir j'ai pris les deux pour écrire des variations en alternance, en suivant le cycle des quintes en montant. En me souvenant des Variations sur un vieux noël de Marcel Dupré, d'ont je regrettais qu'elles soient toutes dans la même tonalité, j'ai voulu au contraire changer tant dans les tons que le rythme.

L'Orgue: - Et Le Tombeau d'Olivier Messiaen ? C'est une œuvre de 1993 qui doit vous tenir à cœur.

Naji Hakim: - J'ai été nommé à la Trinité et j'ai voulu dire merci à Messiaen et à son épouse parce que c'est grâce à eux que j'ai obtenu ce poste. Il y a des tas de bruits qui ont circulé comme lors de toutes les successions, et je tenais à témoigner ma reconnaissance à ceux qui m'avaient fait confiance. Pour la ré inauguration de l'orgue, après avoir relu crayon en main Technique de mon langage musical, j'ai donc composé, pendant l'été, cette pièce qui cite des thèmes de Messiaen et les modes à transpositions limitées dans le premier mouvement.

L'Orgue: - C'est une œuvre de grande envergure, d'une durée de vingt minutes et qui convient parfaitement à l'orgue de la Trinité. En revanche, Mariales, cinq courtes pièces sur des thèmes grégoriens éditées la même année, semble d'un caractère plus intime.

Naji Hakim: - Elle est écrite à la mémoire de Jean Langlais qui aimait beaucoup Marie et nous donnait souvent des thèmes d'improvisation relatifs à la Vierge. Ces cinq pièces ne sont pas difficiles et dans des nuances douces.

L'Orgue: - Cela m'incite à vous poser une autre question. Est-ce que votre musique est destinée à la liturgie ? Je vous demande cela parce que l'on a pu dire des œuvres de Messiaen qu'en dehors de la Messe de la Pentecôte (et encore!) elles n'avaient pas leur place dans le culte.

Naji Hakim: - Tout dépend ce qu'on appelle " liturgie ". Si vous considérez la liturgie dans le sens restrictif de la messe, oui et non, et plutôt non que oui. Pour Mariales, il est certain que l'on peut très bien jouer telle ou telle pièce à la communion. Pour Memor ou quelques pages de cette dimension, on peut tout à fait interpréter cela comme entrée, mais cela ne s'intègre pas réellement à la liturgie. Ce que je compose est plutôt du genre para-liturgique. Regardez la Messe de la Pentecôte de Messiaen que vous citiez, elle convenait assez bien à l'ancienne messe - et Jean Bonfils m'a indiqué qu'autrefois Messiaen improvisait tout à fait dans ce style - mais cela ne serait pas possible aujourd'hui.

L'Orgue: - Je me souviens avoir entendu Messiaen lorsque j'étais jeune et c'est vrai, souvent il improvisait dans un caractère relativement " classique " à la messe de 10 heures et dans un style nettement plus moderne à la suivante.

Naji Hakim: - Personnellement, j'improvise dans le cadre de la liturgie parce que c'est naturel d'improviser, c'est ma prière. Mais les pièces que j'ai composées ne me suffiraient pas.

L'Orgue: - Même le Vexilla Regis que vous avez écrit en 1994 ?

Naji Hakim: - Oui, parce que c'est une longue pièce de dix minutes. Elle m'a été commandée par mon ami, Leo Abbott, l'organiste de la Holy Cross cathedral de Boston. J'ai puisé dans le grégorien et composé selon le sens des strophes du Vexilla Regis. On suit la structure et le contenu du texte. À un moment il est question du corps du Christ qui est appendu sur la croix, alors il y a des formules en arpèges ascendants et descendants et dans l'ensemble il y a plus de figuralisme que dans d'autres œuvres.

L'Orgue:- A ce propos, utilisez-vous des figuralismes de type numérique ou autres comme cela se fait beaucoup à présent ?

Naji Hakim: - Non. Pas du tout. Cela ne m'intéresse pas. Si on ne l'entend pas, le figuralisrne est pour moi inutile.

L'Orgue: - Vous n'êtes donc pas en faveur de l'œuvre ésotérique, codée, que seul son auteur et quelques initiés peuvent comprendre ...

Naji Hakim: - Au contraire. Les symboles numériques que l'on relève aujourd'hui dans la musique de Bach, par exemple, me laissent indifférent. Ce que j'admire chez ce compositeur, c'est le caractère de certains thèmes, le raffinement harmonique ou les belles combinaisons contrapontiques, c'est-à-dire la musique. J'ai fait des études mathématiques mais je n'éprouve aucun intérêt pour les chiffres et les formules de ce type dans le domaine musical. Par contre, il peut y avoir dans mes œuvres des nombres d'une identification précise et évidente, par exemple douze accords pour les douze tribus d'Israël, mais rien de plus.

L'Orgue: - Je vois ensuite qu'en 1995, la création de votre Canticum, a eu lieu à Beyrouth.

Naji Hakim : - C'est une pièce pour le temps de l'Avent que j'ai composée pour ma fille, Katia, sur des textes de cette période liturgique. Elle a l'avantage de ne pas comporter beaucoup de changements de jeux ou de combinaisons. On peut jouer tout le second mouvement avec la même registration et dans le premier les manœuvres sont très limitées.

L'Orgue: - Je pense que le Pange Lingua de 1996 répond un peu aux mêmes desseins religieux ...

Naji Hakim: - C'est une œuvre que j'ai écrite spécialement pour ma femme, brillante organiste, mais également auteur d'une thèse consacrée aux hymnes sur le Pange Lingua. J'attendais l'occasion d'avoir une commande pour m'y consacrer et j'ai voulu proposer une série de variations. Le plus important n'est pas seulement l'inspiration spirituelle mais l'inspiration originaire du pays basque où l'on danse, en effet, pour le Saint Sacrement. Comme nous allons régulièrement à Bayonne, nous avons l'habitude d'entendre les joueurs de gaeta, une sorte de cornemuse à anche et très puissante. Ils défilent dans les rues et jouent à deux accompagnés par un tambour. C'est une chose très joyeuse qui a inspiré les mouvements extrêmes de cette pièce. Ceux qui ne connaissent pas cette pratique peuvent s'étonner que l'on puisse ainsi danser devant le Saint Sacrement, mais ce mystère vient nous habiter et suscite ces rythmes joyeux.

L'Orgue: - Le titre qui suit pour cette même année 1996, Sinfonia in Honore Sancti Ioannis Baptistae, mérite sans doute aussi quelques explications.

Naji Hakim: - Il s'agit d'une commande des Anglais de la paroisse St. John Baptist, Newcastle upon Tyne, qui voulaient une pièce dont le titre aurait cité le nom du patron de leur église, Saint Jean-Baptiste. Le premier mouvement est donc fondé sur le thème de l'hymne Ut queant taxis, le second sur un Agnus Dei basque et le dernier sur les mots prononcés par Jean-Baptiste lorsqu'il dit que quelqu'un après moi " viendra vous baptiser par l'esprit et par le feu "In Spiritu et Igni". Je me souviens des moments où je travaillais sur ce dernier mouvement; mon fils Jean-Paul, alors âgé de trois ans, me demandait de le rejouer plusieurs fois de suite pour accompagner sa danse! Elle a été créée par Jennifer Bate et s'adresse à un grand instrument.

L'Orgue: - On ne quitte pas le grégorien avec le Te Deum.

Naji Hakim: - Lorsque l'on m'a commandé cette œuvre, je me suis dit, en pensant à Jean Langlais, que ce serait ma troisième paraphrase grégorienne. Au début j'étais un peu ennuyé d'écrire un Te Deum après Jean Langlais, puis c'est avec joie que j'ai entrepris l'aventure et j'ai cité en filigrane le motif de ce morceau et même un autre de La Nativité. C'est donc un hommage qui, par ailleurs, a été orchestré - pour un grand ensemble symphonique sous le titre Hymne de l'Univers.

L'Orgue: - À quoi correspond le titre de Bagatelle, œuvre de1997 créée l'année suivante à Riga?

Naji Hakim: - J'étais dans un jury à Lahti en Finlande, pour un concours et l'une des candidates lettonienne, Iveta Apkalna, s'était manifestée par une très grande sensibilité musicale. J'ai eu une conversation avec elle et comme je m'intéresse à la musique folklorique, j'ai demandé qu'elle m'envoie un recueil de musique populaire de son pays. Elle a accepté et m'a demandé en retour que je lui fasse parvenir une de mes œuvres. Comme j'ai, un peu plus tard, reçu trois livres d'elle, je lui ai écrit, pour la remercier ces variations sur un thème lettonien. Elles adoptent un ton assez léger je les ai donc intitulées " Bagatelle ".

L'Orgue: - Le titre de Chant de joie rappelle également Langlais..

Naji Hakim: - Tout à fait. C'est une pièce inspirée par la lettre de la commanditaire, Nancy Lancaster, qui me laissait toute latitude pour faire ce que je voulais. C'était tellement gentil que je me suis arrangé pour qu'elle reçoive cela le jour de Noël. J'ai utilisé des éléments folkloriques et c'était tellement joyeux que le titre s'est imposé immédiatement. J'ai même cité en exergue une phrase du Psaume 150 selon laquelle "tout ce qui respire doit louer le Seigneur".

L'Orgue: - The Last Judgment (Le Jugement dernier), pièce de 1999, est, si j'ai bon souvenir, une très ample fresque qui s'adresse à un grand instrument. Nous en avons parlé, comme c'est le cas pour bien des œuvres déjà mentionnées, dans la revue L'Orgue, mais j'aimerais que vous nous en disiez quelques mots, parce que c'est un sujet difficile qui peut amener à céder un peu vite au descriptif. Que pensez-vous de cela ?

Naji Hakim: Il y a une importante dimension en musique mais impondérable, qui nous échappe comme le sable dans la main, c'est l'inspiration. Quand elle est là, forte et vraie, tout est beau parce qu'elle permet de communiquer comme un fluide avec l'autre. Quand on utilise des ficelles pour masquer la pauvreté des idées, que ce soit par les chiffres, des systèmes ou du descriptif, on peut tout essayer cela ne convient pas. Et c'est le public qui reste le véritable juge. S'il ne comprend pas, on a beau faire des conférences d'une heure et expliquer de différentes façons, on ne pourra pas faire passer la pilule.

L'Orgue: - Mais qu'est-ce qui vous a attiré dans ce sujet ?

Naji Hakim: - C'est la rémission des péchés. Dieu est amoureux des hommes et pardonne. Il envoie, certes, les mauvais en enfer et les bons au ciel, mais je ne peux pas m'arrêter sur cette image. J'ai à l'esprit le père de l'enfant prodigue, et il y a un moment dans la pièce où l'on se trouve dans le plus noir désespoir, en enfer, et soudain une ligne mélodique monte du grave vers l'aigu comme pour tirer le pécheur des ténèbres vers la lumière. Je ne sais pas si vous avez vu ce film extraordinaire d'Alfred Hitchcock, La Mort aux trousses. Et bien il y a une image comparable lorsque le héros parvient à arracher celle qu'il aime du vide et qu'ils se retrouvent enlacés dans le compartiment d'un train.

L'Orgue: - Vous avez également composé Quatre Études-Caprices pour pédale seule en 1999, œuvre jouée en première audition en 2000 par Thomas Trotter à la cathédrale de Birmingham.

Naji Hakim: - Elle a été éditée par Leduc et m'a été commandée par ce très brillant organiste britannique. Je ne voulais pas écrire des études de pédale mais faire de la musique, notamment en considérant le pédalier comme un instrument qui peut chanter et danser. Ce n'est pas très difficile et j'ai cherché à faire quelque chose de poétique - voire de dramatique dans le dernier mouvement - sans verser dans la virtuosité gratuite.

L'Orgue: - Avez-vous composé beaucoup d'autres œuvres pour votre instrument après cette page ?

Naji Hakim: - Oui, nous avons parlé tout à l'heure du Seattle Concerto créé par ma femme en 2000, mais il y a aussi Le Bien-Aimé qui va sortir bientôt chez Leduc. Cela comporte sept mouvements inspirés à la fois par les grandes antiennes du temps de l'Avent et des extraits du Cantique des cantiques. Les antiennes, qui pourraient sortir de la bouche des juifs, sont une interrogation pour nous enseigner les voies de la prudence, et la réponse est faite dans l'Ancien Testament, le Cantique des cantiques: " J'ai trouvé celui que mon cœur aime / Tu seras notre joie et notre allégresse / Viens mon bien-aimé / Avant que souffle la brise du jour / Son aspect est celui du Liban, sans rival comme les cèdres / Ses traits sont des traits de feu / Voici qu'il arrive, sautant sur les montagnes, bondissant sur les collines ". La pièce, composée de sections séparées correspondant aux différentes parties des citations, peut alterner avec le chant grégorien et la lecture. Elle est dédiée à la Bien-Aimée, et s'épanouit ensuite dans Trois Noëls qui ont été joués lors de la création à la Trinité les 7, 8 et 9 décembre 2001. Pour moi ce concert était d'ailleurs capital. Je me suis dit que j'étais sur terre pour le donner, parce que l'impact exercé sur les gens présents a été très fort, y compris sur moi. Il s'est achevé enfin, non pas par une pièce d'orgue, mais par une Sonate pour violon et piano qui utilise les mêmes thèmes que les Trois Noëls. Je suis arrivé à un moment où les honneurs, la gloriole ne me concernent plus. Le principal c'est de puiser toujours plus, dans le trésor de la spiritualité et dans le regard de Dieu à travers les hommes.

L'Orgue: - Dans les manuscrits que vous me montrez, je vois également une Ouverture libanaise. Est- elle conçue, elle aussi, selon un programme religieux ?

Naji Hakim: - Non il s'agit d'autre chose. C'est une partition dans laquelle je cite pour la première fois des thèmes libanais qui sont parfaitement identifiables et parfois agrémentés de secondes augmentées. Dans la dernière partie on trouve l'Hymne libanais. La pièce date de 2001 comme cette autre, In Organo, chordis et choro, tirée du Psaume 150. Il y a deux choses que j'aurais aimé faire en dehors de la musique, c'est le théâtre et la danse, mais on ne peut pas tout faire... Or l'ambiance de ce texte rappelle ce type d'activité. Elle sera créée au Luxembourg pour l'inauguration de l'orgue de St Martin à Dudelange et c'est comme une procession après Noël: on cite l'Alleluia de l'Épiphanie, un thème folklorique, un thème breton de La Nativité de Langlais et du grégorien, avec des rythmes divers, notamment à sept temps.

L'Orgue: - Tout cela est très difficile, Nous n'avons pas encore parlé de cette question de la technique et c'est l'occasion de la poser. En quelque sorte, à qui s'adressent vos compositions ?

Naji Hakim: - Je me rends compte de la difficulté une fois l'œuvre achevée, mais je ne la cherche pas. Quelquefois les commanditaires me demandent de ne pas écrire à un degré d'exécution supérieur à celui de la Toccata de Gigout, par exemple, et j'essaye de respecter ces contraintes. Mais lorsque l'on me laisse carte blanche, je peux écrire des choses plus difficiles. On ne reproche pas à Chopin ou à Liszt de l'avoir fait.

L'Orgue: - Il faut reconnaître aussi qu'aujourd'hui, que le niveau moyen des interprètes est nettement plus élevé qu'il y a vingt ou trente ans.

Naji Hakim: - Et je vais vous dire une chose, il y a un avantage à ce que ce soit difficile, c'est que les médiocres ne peuvent pas les toucher. Au fond ce sont des déclamations qui, pour beaucoup, comme on l'a dit, trouvent leur place dans un concert spirituel.

L'Orgue: - La dernière question que je voulais vous poser concerne vos autres compositions. Nous avons essentiellement parlé des œuvres pour orgue. Mais existe-t-il dans votre catalogue des pages pour orchestre ou vocales qui vous tiennent particulièrement à cœur ?

Naji Hakim: - Oui, bien sûr, la Sonate pour violon et piano que nous avons mentionnée ou le Concerto pour violon que je suis en train d'écrire. Dans mes papiers d'enfants, il y a un Quatuor à cordes puis des pièces pour piano, donc pas exclusivement de l'orgue. Et même si cela m'a immédiatement fasciné, pour moi l'instrument magique reste le violon. Peut-être à cause de mes origines orientales, je manifeste de plus en plus d'intérêt pour cet instrument.

L'Orgue: - Et dans vos grands projets devenir, que découvre-t-on ?

Naji Hakim: - J'attends, c'est-à-dire que je suis à l'écoute de Dieu et de ce qu'il veut de moi. Tous les jours je dis: " Parle, ton serviteur écoute! ". Et ce qui m'émeut c'est que mon téléphone sonne et qu'on me demande un chœur ou un troisième concerto pour orgue.

L'Orgue: - L'opéra ne vous a jamais tenté?

Naji Hakim: - Si, bien entendu! Cela me tente. J'ai écrit une cantate pour mezzo-soprano et piano, Phèdre, en 1997, dans l'esprit des opéras de Montéclair et ce serait intéressant de concevoir une telle idée en plus grand.

L'Orgue: - Eh bien, attendons que votre téléphone sonne.

 

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